Une photo, quelques mots (86)
Installer les quilles blanches et rouges, déverser le gravier et faire couler le goudron chaud qui le fige, faucher les herbes hautes, combler les nids de poule, balayer les scories des rochers qui s'effritent, dessiner les passages cloutés, les lignes continues et celles qui ne le sont pas.
J'ai fait ça toute ma vie. J'ai balisé les routes, je les ai dégagées, j'ai fait en sorte qu'elles soient toujours praticables, qu'automobilistes, cyclistes et piétons puissent y cohabiter, que les véhicules en panne sur le bas côté stationnent sans danger, que la signalisation soit toujours visible, qu'on sache où l'on va et à quelle allure il convient d'avancer.
A moi personne n'a tracé le chemin, il a fallu que je me débrouille. Aucun panneau pour m'annoncer un virage en épingle, un dos d'âne bien corsé, une pente sévère, un carrefour dangereux. Aucune barrière pour m'éviter la chute dans le ravin. J'ai parfois cédé le passage et j'ai marqué des stops trop longtemps. J'ai peu doublé au bout du compte, je me suis souvent rabattu.
Et puis j'ai raccroché le pantalon orange à bandes luminescentes. Je n'ai pas eu le choix.
J'ai sans doute hurlé avant de perdre connaissance. Mes collègues ont mis, ce qui m'a semblé être, une éternité avant de réaliser qu'ils venaient de faire basculer le pan de mur du mauvais côté. L'avalanche de pierres a fait un bruit terrible. On aurait dit une montagne qu'on dynamite. Une fois le nuage de poussière de ciment retombé, ils ont réalisé que sous les gravats mon pied était resté.
Ce jour là, et pour la première fois en 30 ans de carrière, je ne portais malheureusement pas mes chaussures de sécurité.
C'est tellement évident que j'oublie de vous dire que ce texte était écrit pour l'atelier de Leiloona.