Les rencontres du II ème titre à Grignan
Quand est ce qu'on peut se dire écrivain ? Au premier roman édité ? Au deuxième, au troisième ? Bien avant d'être publié pour la première fois ?
Il y a une dizaine de jours, j'étais à Grignan pour assister aux rencontres du II ème titre. Le II ème titre c'est le second roman du primo écrivant qui persévère et qui est attendu au tournant (ou zappé totalement).
Chantal, libraire de ce village drômois, a crée cet évènement il y a 11 ans. Elle est aidée, pour l'organisation, par de nombreuses petites mains bénévoles passionnées comme elle de littérature.
Le principe : un comité de lecteurs/trices dévore une vingtaine de romans envoyés par les maisons d'édition qui veulent bien jouer le jeu. Il s'agit donc uniquement de seconds romans.
Les premiers tours de délibérations permettent d'en sélectionner 8. Leurs auteurs sont contactés et les quatre qui peuvent être physiquement présents mi-mai à Grignan sont finalement retenus. Le temps d'un week-end et de 4 cafés littéraires, ils viennent rencontrer leurs lecteurs/trices. L'un d'entre eux repart avec un prix, celui des lecteurs, et un joli cadeau : une oeuvre du typographe.
Cette année, la brochette était 100% féminine : Sandrine Roudeix pour "Les petites mères", Brigitte Allègre pour "Le corail de Darwin", Caroline Boidé pour "Les impurs" et Florence Noiville pour "L'attachement".
Jour 1
Ce week-end a débuté par une session de questions communes au quatuor quant à leur façon d'écrire, leurs raisons de le faire, ce qui les anime et les traverse.
Elles écrivent même quand elles n'écrivent pas, au volant de leur voiture, en dormant, elles trouvent des titres et des paragraphes entiers se déroulent dans leurs têtes. Elles prennent des notes, s'imprègnent du monde qui les entoure.
Le déclic, le point de départ de l'écriture est différent pour chacune : pour Brigitte c'est une image, toujours; pour Caroline, ce sont des émotions qui la traversent; pour Sandrine, cune première phrase qui en emmène une autre et Florence part de questionnements qui la taraudent liés à des émotions personnelles.
Elles se laissent guider par leurs émotions sans rien filtrer, jettent la matière d'un bloc puis taillent dedans, rabottent, enlèvent de la matière pour ne garder que l'essentiel, chassent les mots tièdes et faibles, cherchent le beau, orchestrent pour que ça sonne. Les personnages émergent, se lèvent de la page et marchent. Brigitte n'est pas dans la phrase incisive mais dans le rythme ternaire. Elle est capable d'aligner trois adjectifs à la suite pour donner de la chair et un rythme, une musicalité. Elle écrit en anglais en premier quand l'émotion est trop forte puis fait son travail de traductrice.
Avant d'être auteures, ces quatre là sont des lectrices, parfois des traductrices, des photographes, des femmes de théatre, des journalistes. Elles ont fait du marketting, de l'économie, ont travaillé dans les finances ou enseigne une langue vivante. Et leur écriture s'en ressent. Elles se nourrissent de ce qui les entoure, cherchent le beau, se glissent dans la tête de leurs personnages, cherchent à créer une sensibilité qui touche les lecteurs pour qu'une histoire singulière atteigne une dimension universelle et permette le partage.
Comment se contruit-on au sein de la famille, qui suis je grâce ou à cause d'elle, qu'est ce qu'être vivant, qu'est ce qu'aimer, construire, mourir ? Leurs questions sont les nôtres.
Brigitte Allègre ne peut pas concevoir la vie sans lire et écrire. C'est une relectrice. C'est pourquoi elle donne dans ses romans de la matière pour plusieurs lectures. Caroline aime capter la fulgurance de l'élan amoureux, cet état qui donne le sentiment d'être arraché à soi, ce vertige essentiel. Sandrine veut parler des petites gens et de ces objets du quotidien dont émanent tant d'émotions. Florence aime creuser dans les méandres de la psyché humaine parce que ce terrain de jeu est infini.
Et si toutes glissent évidemment une part d'elles dans leurs histoires, leur objectif n'est pas de mieux se cerner ni de se libérer car l'effet cathartique ne suffit pas. Elles éclairent parfois des choses qu'elles ne comprennent pas, mais il faut surtout que cela résonne chez le lecteur. Partir de soi pour que l'autre s'y retrouve.
Le premier café littéraire est animé par Denis Bruyant et consacré à Sandrine Roudeix.
"Attendre" son premier roman introduisait "Les petites mères", son deuxième. Et dans les deux on sent l'influence du théatre : unité d'action dans le premier, unité de temps dans le second. On cueille les femmes de ce roman au réveil pour les laisser à la fin de cette journée. Cela permet à l'auteure de resserer et de tendre l'écriture au maximum. Celle de Sandrine est imagée, on croirait regarder une photo, sentir les odeurs de cuisine, voir la scène. Elle déplace sa caméra pour nous donner à voir l'histoire de ces femmes sous tous les angles. Son écriture stimule nos sens. Ce roman est un exemple de répétition familiale d'un schéma destructeur mais surtout un exemple de résilience. C'est pourquoi il a reçu le prix l'Autre page (prix du roman des psychanalystes).
Il m'avait énormément touché ce livre, au point de l'avoir lu deux fois (oui, je fais parfois ma Brigitte Allègre). Ces erreurs de casting, ces relations toxiques qu'on entretient, cette volonté farouche de ne pas reproduire et de le faire quand même, j'ai adoré replonger dans cette ambiance qui ne m'avait pas vraiment quittée. Rencontrer Sandrine était évidemment un moment chargé d'émotions.
Le deuxième café littéraire me fait découvrir Caroline Boidé et son deuxième roman "Les impurs".
Laure Boudon qui anime l'échange a eu un visible coup de coeur à sa lecture. Quand on me dit guerre d'Algérie, en général, je fuis comme devant tous les romans historiques. Mais puisque le prisme, ici, c'est l'amour, j'ai fondu !
Une histoire d'amour fou entre une bibliothécaire musulmane, Malek, et un ébéniste juif David, dans les années 50 en Algérie. Malek est rejetée par sa famille parce qu'elle ose écrire. Elle se réfugie chez sa tante. La première partie du roman c'est David qui en assure la narration, puis c'est Malek et ses feuillets qui nous donne à voir un autre point de vue. L'Algérie prend le dessus dans la troisième partie, en devient presque un personnage. Cet amour qui mord les corps et les âmes est très puissant. Pourtant tous essayent de détourner Malek et David de cette passion. Leur union dérange. David consigne dans ses carnets cette Algérie qui se dérobe sous ses pieds, ce pays rempli d'odeurs, de couleurs, heurté par des violences inouies. L'écriture de Caroline est poétique, sensuelle, tenue, enracinée et traversée par des motifs profonds. Son vocabulaire parfaitement choisi pour parler de ce qu'il y a de plus sérieux dans la vie : l'amour. Evidemment j'achète ce roman.
A Grignan on sait recevoir. A 19h, de belles choses à grignoter mais surtout du vin à tomber (Domaine Montigne de Grignan). Et un précieux temps d'échange entre nous et avec les auteures.
Parler avec Brigitte de sa pratique des ateliers d'écritures et de son mentor Hubert Nyssen et puis enfin filer pour laisser diner les auteures. Rouler le long de champs qui débordent d'eau et immortaliser un arc en ciel.
Jour 2
Parapluie non encore ouvert, espoir de voir le ciel bleu. (vous verrez un peu plus tard qu'il douche les moments d'éternité pour marquer les mémoires)
Café littéraire avec Florence Noiville pour son roman "L'attachement".
Christelle Guy Breton qui anime l'instant de partage s'est mis un chrono sous le nez car l'auteure a un train à prendre. Une histoire d'amour singulière entre une jeune femme de 17 ans et son professeur de lettres de 32 ans son aîné. Il lui fait découvrir un continent entier, celui des livres, en plus de celui des corps.
Ce qui m'a attirée au point d'acheter le livre c'est que Florence aime décortiquer le processus amoureux. Comment et pourquoi il se noue et se dénoue ce lien d'attachement ? Elle choisit même un angle d'attaque scientifique puisque maintenant on sait un peu mieux ce qui se trâme côté hormones et cellules neuronales. Ode à la littérature ? Oui les livres peuvent guider, sauver même. Un mantra : songez à ne pas passer votre vie à haïr et à avoir peur. Qui décide t-on d'être ? Est ce qu'on décide ? n'hérite-t-on pas de choses à notre insu ? Un fil invisible relie les générations les unes aux autres. Tous ces angles d'attaques et cette logique de fragments (puisque le réel se présente comme ça) m'ont donné envie de découvrir ce roman. A emporté mon adhésion aussi cette idée que l'on réinvente nos souvenirs tout au long de notre vie. Il est donc impossible de raconter une histoire et de parvenir à la vérité. D'ailleurs à quelle distance se mettre pour la raconter ?
Remise du prix à Caroline Boidé. (j'ai lu son roman au réveil dimanche matin, d'un trait, scotchée, je vous raconterai) Lettre touchante de Simonetta Greggio qui était la marraine cette année. Discours vibrant et tellement vrai de Caroline qui a souligné la qualité de ces rencontres grignanaises. Un écrin précieux qui accueille les mots et la parole.
Nous tentons de déjeuner dehors mais nous sommes vite douchés. Repli sous notre voute de pierres. Les petites mains nous ont fait un vrai festin ! Avoir l'impression de connaître depuis longtemps Jacqueline, la plasticienne belge au sourire radieux.
Quatrième et dernier café littéraire animé par Carinne Fage avec Brigitte Allègre pour "Le corail de Darwin".
Dans son roman, il s'agit de deux femmes qui échangent leurs maisons, le temps des vacances. Elles vont s'"intaller dans les pantoufles de l'autre" comme dit Brigitte. Les éléments s'en mêlent et celle qui venait chercher le soleil à Rome va vivre les inondations quand celle qui cherchait le froid de l'Islande se retrouve en pleine éruption volcanique. La terre, l'eau, le feu, ces matières dont on est fait, vont tout bouleverser.
Le pourquoi de ce titre est révélé : le corail illustre pour Brigitte la vie humaine. Mi-pierre, mi-vivant (la mort est essentielle à la vie), sur son socle minéral des ramifications permettent au corail de produire des barrières, des îles, des impasses ou de libérer des voies.
Fin de cette jolie parenthèse littéraire. Remercier Chantal pour cette belle initiative, se donner rendez vous l'année prochaine, embrasser Brigitte, la remercier, et en voyant Christelle Ravey se dire "ce visage tout de même, je connais" avant que cela fasse "tilt", on s'était vu à Besançon, son roman "De couleur mauve" m'avait séduite. Faire un tour côté librairie pour acheter "Attendre". Déambuler côté château et fontaine pour quelques photos.
Si vous passez à Grignan, foncez vous ravitailler à la Librairie Colophon.
Rentrer reboostée, avec l'envie de lire et d'écrire.