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Les facéties de Lucie
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12 mai 2013

La première chose qu'on regarde de Grégoire Delacourt

photo-3

Ce livre je l'ai ouvert en ayant en tête les discours des déçu(e)s. Mais je les ai vite oubliés tant je me suis laissée charmer par ce roman drôle, tendre et empreint d'une douce mélancolie. Elle est belle cette histoire, vraiment, même si l'éclat du bonheur finit toujours par se ternir chez Grégoire Delacourt. 

Nous ne sommes pas vraiment ce que nous paraissons. Sous la carrosserie rutilante se cache un moteur d'occas', des bougies fatiguées, un carter à remplacer, des amortisseurs qui n'amortissent plus, des suspensions qui ne suspendent plus, des veilleuses grillées, un niveau d'huile un peu trop bas, une batterie presque à plat, de la rouille qui attaque notre bas de caisse et un liquide de frein qui s'échappe.

Il faut dire qu'on nous a surchargé le coffre et les galeries, ça nous a mis les roues à plat et on avance moins bien. Les nids de poules, les dos d'ânes et les gendarmes couchés nous font grincer, les montées à fort pourcentage nous paraissent insurmontables et dans les descentes violentes, on peine à déccélérer. Bref, on est mal armé pour rouler sur tous les terrains. Alors parfois, il fait bon aller se garer en pleine campagne, ouvrir le capot et faire reposer la machine. 

C'est ce que fait Scarlett Johansson quand elle toque à la porte de Arthur Dreyfuss, garagiste. C'était ça ou la casse de toute façon. 

Espérons pour elle que ce soit le bon refuge car les proches d'Arthur finissent toujours par disparaître. Sa soeur quitte la scène 4 ans après son arrivée, ingérée par un chien. On perd la trace de son père ("homme aux mains rugueuses, fortes et précises, aux yeux clairs qui donnent des envies de sourires, de confidences et de bonheur, une odeur de cuir, de tabac et de transpiration", un taiseux pourtant capable de prononcer "67 mots d'affilée") dans une forêt ("perché quelques part, sans doute sur la branche d'un merisier") et sa mère s'enfuit dans une folie confortable. 

Il fait un "métier passionnant qui fait les doigts gras et noirs ; fait dire aux dames en panne qu'il dépanne : tu es un génie mon chou, et beau gars avec ça, et aux messieurs en panne qu'il dépanne : plus vite mon garçon, j'ai pas que ça à foutre.

Ce garagiste a un livre de chevet : "Exister" de Jean Follain qu'il a trouvé dans un véhicule accidenté."Beaucoup de blanc sur chaque page et, au milieu, des lignes courtes, des petits sillons creusés par le soc des lettres. "

Il découvre que "les mots emperlés d'une certaine manière (sont) capables de modifier la perception du monde. Saluer la grâce ordinaire, par exemple. Ennoblir la simplicité. Il goûte d'autres assemblages merveilleux de mots  au fil des pages, au fil des mois, et pense qu'ils étaient des cadeaux pour apprivoiser l'extraordinaire, si d'aventure il frappait un jour à votre porte."

Justement il va frapper à sa porte, l'extraordinaire. Avoir une actrice dans son salon, c'est un coup à avoir le coeur pris d'une extrasystole auriculaire. Arthur "allait mourir, oui, il pouvait mourir désormais."

La première chose qu'on regarde chez Scarlett Johansson, ce sont ses seins. Elle n'en peut plus de ses regards biaisés. Fatiguée de n'être qu'un corps à pétrir.  Elle fuit, cherche un lieu où elle pourrait être une femme normale, enfin. 

Peu à peu, le masque de Scarlett tombe laissant apparaître les fêlures d'une femme dont le pompier de père est mort brulé avant sa naissance, le porcinet de beau-père a joué avec ses formes et la mère muette a baissé les bras sans jamais les ouvrir pour sa fille. 

Scarlett n'est pas celle que l'on croit. Comme Arthur n'est pas l'écrivain que son nom, à une lettre près, pourrait laisser penser. Scarlett est Jeanine, une femme qui ne veut plus chercher à ressembler à quelqu'un d'autre mais se trouver. Ell aimerait qu'on regarde ce qu'elle a sous sa belle carrosserie. Elle est venue chercher un gentil pour oublier la cruauté et la lacheté des hommes avec leurs propositions sordides. 

L'un et l'autre peinent à marcher du même pas, le temps d'ajuster leurs cadences, de faire tomber les barrières, d'ouvrir leurs coeurs. Batterie rechargée, portières graissées, essuie glace en place, niveaux refaits, ils peuvent s'élancer sur les chemins ensemble. Mais la révision du véhicule aussi attentive soit-elle n'empêche pas le conducteur de continuer sa course folle.

Je ne vous en dis pas davantage. Lisez le ce roman. 

J'ai aimé des tas de passages, l'usage des parenthèses pour des apartés souvent très drôles, le patron lourdingue, les bols de Ricoré, les mots d'amour chuchotés par Jeanine à la mère d'Arthur, les scènes de sexe cocasses et les méthodes originales pour lutter contre l'éjaculation précoce (penser au carter à changer sur la voiture d'untel), les escaliers qui grincent, les mots qui nous soutiennent ou nous abandonnent. 

"Elle faisait le malheur des hommes qui ne la possédaient pas; des femmes qui ne lui ressemblaient pas. Le grand bal des apparences. S'ils savaient. Sa vie est un chapelet de verrues, de petites misères et d'humiliation."

La rouille grignote les carrosseries et "les âmes de ceux qui ne réalisent pas leurs rêves". page 45

Le sucre fait grossir et fondre la douleur (p20). 

"il garde sa douleur en lui, comme des billes au fond d'une poche ; des petits morceaux de verre. "

"Il aime regarder des séries parce qu'on a le temps de s'attacher, d'aimer les personnages, une petite famille. Elle aussi, c'est comme une famille quand on n'en a plus, des petites retrouvailles chaque soir. "

Le coup de foudre chez Arthur ça donne : "Mains moites, tachychardie, perles de transpiration, petits scalpels glacial dans le dos, langue râpeuse, collante." 

"Les femmes possèdent ce don de pouvoir repêcher les hommes, de les porter haut dans leurs bras; de les rassurer sur eux-mêmes". page31. 

"Oui, oui, balbutia Arthur Dreyfuss, en regrettant soudain l'absence de bons dialoguistes dans la vraie vie; un monologue viril de Michel Audiard, quelques répliques efficaces d'Henri Jeanson. "

Les pâtes au fromage cette comfort food, "ce qu'on mange quand on veut se sentir bien, quand il fait froid ou qu'on a un peu le cafard. C'est de la nourriture confortable, comme l'enfance. Comme une couverture tiède; les bras de quelqu'un qui manque. " page 48

"lorsqu'un rêve érotique débarque dans votre vie, gratte à votre porte, on s'attend à ce qu'il vous aime et vous embrasse, vous ravisse, vous tue, et non pas qu'il pleure, déprimé, sur votre épaule de garagiste. On s'attend à la lumière et à la grâce."

"Il y a toujours une bonne raison aux choses, gamin." page 58

"Ils marchèrent doucement dans les premieres odeurs de feux de cheminée, à moins d'un mètre l'un de l'autre, lui en retrait léger; et parfois, lorsque les ombres se cognaient à un mur, il tendait sa main d'ombre pour carresser ses cheveux d'ombre. "

" Il eût soudain voulu parler, lui dire dans l'obscurité bienveillante les choses que l'on assemble la nuit dans sa tête pour le jour où justement survient une grâce comme celle-ci."(...) "mais les mots sont lâches et se dérobent; ils se sentent penauds devant la conjugaison d'un corps de rêve, confus face à la grammaire tranchante du désir; tous les mots sont inutiles dans la crudité des choses"

"t'es un délicat Arthur, une sorte de poète avec tes petits mots tricotés. Allez vas-y. Pars avec elle, envole-la, cogne-toi au ciel.Savoure l'immortalité, comme tu dis."

"C'était un marivaudage adolescent, charmant, patient ; ce moment d'avant où tout est possible; ces mots posés là, dans le désordre, avant l'écriture." page 107

"la gentillesse ça bouleverse les filles parce que c'est quelque chose qui ne demande rien en retour"

"on fait toujours passer ceux qu'on aime en dernier"

"Il lui dit merci. Merci. Parce que si Follain lui-même ne l'utilisait pas dans ses merveilleux assemblages, c'est qu'il devait être un mot rare, précieux, un mot de toute beauté qui se suffit à lui-même. "

"ils éclatèrent de rire; un rire qui avait une jolie musique, un parfum de sales gamins, l'éclat de joie des farces inconséquentes qui sont le ciment des enfances heureuses". 150

"Il aimait ses failles de porcelaine. Ses chutes. Toutes ces choses brisées à l'intérieur, comme chez lui. Ces choses, peut-être, comme l'écrivait Follain, qui attendent que les délivre une écriture."

"un garçon de vingt ans qui vit seul n'est pas forcément le meilleur ami culinaire de lui-même." 139

"il découvrit l'une des formes les plus simples et les plus pures du bonheur : être profondément et sans explication heureux en compagnie de quelqu'un d'autre"

"Au-delà du corps prodigieux, Jeanine était faite des mots qui bouleversent, ces petites chairs impondérables qui sont le poids même des choses". 

"mon père disait que quand on lisait on ne vivait pas."

"Parfois je me dis que je n'ai pas le bon corps. Parce qu'on le confond avec ce que je ne suis pas. (...) j'aurais du avoir une silhouette moins ...exposée, et on aurait peut être cherché à voir ce qu'il y avait dedans : mon coeur, mes goûts, mes rêves. Comme la Callas par exemple. Si elle avait été une bombe, on aurait dit qu'elle chantait mal, que c'était truqué. Là non. Avec son visage, son grand nez, son corps tout sec, ses yeux de ténèbres, les gens ont aimé son âme et ses douleurs."

"elle ressentit soudain ce calme des grands chagrins."

"il laissera les mots grandir en lui désormais, et elle pourra les cueillir. Il sait que les mots sont un champ et que l'ordre que leur donne le vent peut changer le monde. "

"elle ouvrit ses lèvres charnues et brillantes et laissa sortir la phrase qu'aucun homme sur cette terre ne rêverait pas d'entendre, gracieuse et aérienne, envoûtante : - tu peux me pénétrer maintenant, si tu veux."

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Commentaires
L
@christelle : merci, je découvre ton blog comme ça !
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C
Jolie critique ! quel enthousiasme !! <br /> <br /> Ma critique (à moi!) se trouve là:<br /> <br /> http://www.christelle-pigere-legrand.com/La-premiere-chose-qu-on-regarde-%20Gregoire-Delacourt.php
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V
N'ayant pas été emballée par le précédent, je passe.
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S
Tu a écrit la première critique enthousiaste sur ce roman. Généralement les blogueuses ont été plus sévères que toi. Ça vaudrait du coup la peine que je me fasse mon propre avis ! Joli billet en tous cas !
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S
Premier avis enthousiaste que je lis. Disons, pourquoi pas du coup !
Répondre
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